Loin d'être un simple divertissement, la culture joue un rôle crucial dans le quotidien des résidents des EHPAD. Elle représente un véritable pilier de leur bien-être et d'épanouissement, contribuant à la fois à leur santé physique et mentale. Ateliers d'arts plastiques, concerts, séances de cinéma, conférences, spectacles de danse... les possibilités sont infinies !
Les bienfaits de la culture sur la santé des personnes âgées sont aujourd'hui largement reconnus. Les activités culturelles permettent de favoriser le lien social et la lutte contre l'isolement, de réduire le stress et l'anxiété, d’améliorer le bien-être physique et mental et, dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, de stimuler les fonctions cognitives (mémoire, attention, langage).
Fondée en 2011, la compagnie Fearless Rabbits est dirigée depuis 2014 par le metteur en scène Rémi Boissy. Si le mouvement est toujours au cœur de son processus de création, l’écriture gestuelle et des inspirations littéraires, musicales et plastiques y sont aussi très importantes. L’écriture de ses projets trouve ses points d’ancrage à la fois en réaction aux évènements publics quotidiens, mais également sur des sensations plus personnelles, parfois intimes, du metteur en scène. Elle traite ainsi de sujets sociétaux, tels que les attentats de Paris et les violences faites aux femmes.
Soutenue par la Ville de Pau depuis 2015, le collectif travaille actuellement sur la création d’un nouveau spectacle, qui a pour sujet l’altération mémorielle chez les séniors atteints de la maladie d’Alzheimer.
L’objectif du collectif est d’aller chercher dans chaque témoignage quelque chose d’infiniment précieux, des souvenirs que ces résidents d’EHPAD n’ont pas révélés ou bien une vision d’eux-mêmes.
Ces témoignages serviront de point de départ à la création de supports manuscrits (portrait, cartographies, dessins…), visuels et documentaires : une exposition de portraits de résidents et de supports graphiques, l’élaboration d’un documentaire, des textes d’autofictions basées sur les entretiens menés et enfin, le spectacle Al(l).
Rémi Boissy directeur et metteur en scène du collectif palois Fearless Rabbits est revenu sur ce projet inédit en Béarn…
En quoi consiste le projet Homos exactement ?
Rémi Boissy - L’un des objectifs du projet Homos est de trouver une méthode pour révéler, dans l’écriture et le récit, cette dimension altérée, insensée et destructrice de la mémoire, qui pourtant et in fine, porte un sens profond, une identité particulière, révélatrice et belle. Le collectif proposera aussi à l’entourage des malades et au personnel soignant à prendre part à la démarche, au travers de propositions graphiques. Pour construire nos projets artistiques, nous avons pris l’habitude de créer en amont une sorte de laboratoire autour du sujet que nous souhaitions traiter. Cela nous permet d’observer ce qui se passe dans la vie réelle. Ces altérations sont évidemment difficiles pour les proches des malades et les soignants, mais elles recèlent quelque chose de poétique et de beau, dans ce qu’elles ont de mystérieux ou de confus. C’est cela que nous souhaitons trouver.
Un premier laboratoire du projet Homos a d’ores et déjà été mené, en septembre et octobre 2023, en partenariat avec l’EHPAD A Noste le Gargale à Boucau. Durant les prochains mois, je vais renouveler l’expérience auprès des résidents de l’EHPAD Nouste Soureilh de Pau. Je vais m’entretenir avec six à dix résidents, ayant des troubles de la mémoire légers à modérés. Ensemble, nous identifierons ce que j’appelle leurs « objets chéris » (des souvenirs précieux des résidents). Ces rendez-vous seront aussi utiles aux soignants, qui pourront en savoir plus sur ces résidents et mieux appréhender les angoisses des soignés.
Et après ?
R. B.- Une première restitution privée est prévue au sein de l’EHPAD Nouste Soureilh, le 21 septembre 2024. Par la suite, l’ensemble des contenus seront largement diffusés auprès du grand public du 31 mars 2025 au 5 avril : une exposition de supports graphiques et de photographiques réalisés par Coline Malaman, des lectures publiques des autofictions écrites par Elie Triffault par les élèves d’une classe de CM1 d’une l’école élémentaire de la Ville de Pau, la distribution de livrets autofictions et de supports de médiation dans le réseau des médiathèques paloises, la distribution du documentaire réalisé par Elhachmia Didi Alaoui et enfin, la lecture de la pièce intégrale Al(l) par le comédien Valentin de Carbonnières. Du 21 octobre au 6 novembre 2025, nous serons en résidence de création pour Al(l) à Espaces Pluriels. Nous allons organiser des temps de rencontre tous publics pendant cette résidence, mais aussi avec les usagers et familles de l’EHPAD Nouste Soureilh avant de faire la première représentation.
Y a-t-il un témoignage qui vous a particulièrement marqué ?
R. B.- Ces malades ont développé des clés pour accéder à leurs souvenirs. Par exemple, je me souviens d’une dame pour qui tout était une question de famille dans son discours : j’ai fini par faire un arbre généalogique avec toute sa famille pour comprendre son histoire et reconstruire sa mémoire. C’était sa stratégie qui lui permet de continuer à savoir qui est qui dans sa vie. D’autres utilisent des formes ou des couleurs. Lors du premier laboratoire à Boucau, le témoignage de Pura m’a fortement marqué. Arrivée en France pour fuir le franquisme espagnol, elle a eu une trajectoire de vie difficile. En partant de sa quête de la photo de son père, restée en Espagne, elle nous a raconté la disparition de celui-ci, assassiné par les franquistes. Mais elle n’a jamais expliqué clairement ce souvenir : elle évoquait sa campagne espagnole, son village et des taches blanches partout dans les prairies. On comprend dans le fil de son récit que l’ensemble de son village a été décimé par les franquistes et que ces taches blanches repré-sentaient les corps recouverts de draps blancs. Je ne doute pas que nous aurons des histoires aussi puissantes à Pau.
La question de la mémoire est très prégnante dans vos créations. Pourquoi ?
R. B.- La mémoire collective est un sujet qui m’est cher. Elle constitue un objet politique, créatrice de commun, constitutive de notre futur. Malgré tout, cette mémoire ne suffit pas. Une altération extérieure semble parfois anéantir le souvenir de ce qui fut, nous guidant au présent dans une reproduction parfois dangereuse. C’est le troisième projet que je mène dans lequel j’interroge les mécanismes mémoriels. Avec R.L.M., j’ai créé une œuvre catharsis, hommage aux victimes des attentats de 2015, prenant la forme d’une sculpture vivante. Un mémorial où se recueillir, ensemble, autrement. Dans 1/7, j’interroge, dans l’écriture, le mécanisme du déni et de l’altération mémorielle en lien avec des traumatismes, des violences faites aux femmes.
Pourquoi avoir choisi la maladie d’Alzheimer pour ce nouveau spectacle ?
R. B. - Pour Al(l), je souhaite mettre en valeur, par la mise en scène de la pathologie d’Alzheimer, l’altération mémorielle et physique, inéluctable. Cet effacement total, ce siphonnage, je le nomme pour le moment : la mort mémorielle. Ce qui me touche le plus dans cette pathologie, c’est le lien aux familles. Il n’y a rien de plus terrible que de se voir disparaître dans la mémoire de quelqu’un qui est censé être le garant de notre propre mémoire. Les jeunes enfants s’appuient sur leurs parents pour se souvenir. Lorsqu’Alzheimer touche un parent, la situation s’inverse. Quand cette maladie apparaît très tôt, il y a quelque chose de moins logique dans le cycle de la vie.
PouvezP-vous nous en dire plus sur Al(l) ?
R. B. - Avec cette nouvelle création, l’idée est de mettre en valeur l’altération mémorielle et physique, inéluctable de la pathologie d’Alzheimer. Je veux en révéler la beauté, croyant que cette disparition, avant d’être totale, révèle nos failles, nos désirs, nos amours, notre vie dans ce qu’elle a de plus touchant. Au-delà d’une interrogation sur le vide d’une mémoire singulière, du combat pour ne pas oublier, ne pas s’oublier, c’est de nous et de notre mémoire que nous parlerons dans Al(l). D’une génération, celle des années 80, plongée au cœur d’un maelström. Mais aussi de nos familles, de nos proches, de ceux qui restent et ce qu’il reste après.
Pour moi, faire un spectacle sur Alzheimer dans un corps d’un quarantenaire avec un enfant, une femme, une famille, c’est d’abord et avant tout une manière pour moi d’évoquer notre monde en ce moment. Certains matins, je me lève en me demandant si le monde entier n’est pas atteint de cette maladie. On a de vrais trous mémoriels et on voit des choses du passé se reproduire inlassablement. Ce projet viendra clore un cycle pour moi.
Propos recueillis par Noémie Besnard
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